Introduction
Le conflit au Yémen fait partie de ces guerres longues jalonnant le premier quart de XXIe siècle. Comme en Somalie, au Kivu, en Arménie ou encore au Myanmar, elles apparaissent sporadiquement dans les médias avant de trop souvent retomber dans les oubliettes de la mémoire collective.
Zones grises de la mondialisation, marges très éloignées des centres, ces territoires font pourtant bien partie de l’Histoire : ils la façonnent discrètement mais sûrement et les événements qui s’y déroulent, loin d’être mineurs et circonscrits, peuvent entraîner des conséquences qui finissent par les ramener au centre du jeu mondial.
C’est bien ce dont il s’agit quand on s’intéresse de plus près à la guerre civile yéménite. Pays le plus pauvre de la péninsule arabique, comptant aujourd’hui près de 40 millions d’habitants, le pays a vu s’imposer en deux décennies des acteurs dont personne ne soupçonnait l’existence ni l’ampleur : les Houthis.
Chronologie synthétique d’un conflit de 20 ans
En 2004 éclate la guerre de Saada (capitale du gouvernorat du même nom à l’extrême nord-ouest du pays). Les Houthis, qui tirent leur nom de l’un de leurs chefs, Hussein Badreddine Al-Houthi, s’estimaient marginalisés et stigmatisés par le pouvoir du président Saleh (partageant pourtant la même confession, l’Islam chiite zaydite). Ils réclamaient entre autres au gouvernement central le rétablissement du statut d’autonomie dont la province bénéficiait par le passé et l’arrêt de la collaboration avec les États-Unis.
Lors du printemps yéménite de 2011 et 2012, c’est l’ensemble de la population (chiites et sunnites) qui s’est mobilisée pour réclamer le départ d’Ali Abdallah Saleh. Les Houthis ont alors saisi l’occasion de la nomination d’Abdrabbo Mansour Hadi comme président temporaire à l’été 2012 pour étendre leur influence depuis leur fief de Saada. Ironie du sort, c’est avec l’aide de Saleh et d’une partie de l’armée lui étant restée loyale que la rébellion a pris la capitale Sanaa en septembre 2014 puis le palais présidentiel en janvier 2015 avant d’atteindre Aden en mars 2015 juste avant l’entrée en jeu de la coalition arabe (Arabie saoudite et EAU).
En décembre 2017, Saleh est assassiné par les Houthis après avoir tenté de retourner sa veste en nouant une nouvelle alliance avec l’Arabie Saoudite. Depuis, la ligne de front n’évolue guère : la coalition arabe et ses alliés locaux sont parvenus à reprendre Aden mais les plus de 25 000 raids aériens n’ont eu aucun effet sur les positions des Houthis. Pire, ces derniers ont prouvé leur capacité à se défendre en interne mais également à attaquer en dehors des frontières du pays : deux sites d’Aramco en 2018 puis le site pétrolier de Jeddah en 2022. Cette même année, l’Arabie saoudite décide de suspendre ses opérations aériennes, lassée de s’impliquer dans un conflit larvé qui nuit à son image et lui coûte cher.
La guerre opposant les Houthis et leurs ennemis ne s’arrête pas pour autant, elle se poursuit dans l’indifférence générale, malgré les rapports alarmants et répétés des Nations Unies dénonçant l’une des pires situations humanitaires au monde : 400 000 morts dont 60% de causes indirectes, 4,5 millions de déplacés internes, 17,6 millions de yéménites en insécurité alimentaire ou en malnutrition, 50% des enfants de moins de 5 ans souffrant d’importants retards de croissance.
Le basculement du 7 octobre 2023
Les attaques terroristes du 7 octobre contre Israël et la réponse de l’État hébreu vont replacer les Houthis sur le devant de la scène internationale. Se positionnant en défenseurs du peuple palestinien, ils vont se lancer dans une série impressionnante d’attaques en mer Rouge. Depuis novembre 2023, on en dénombre plus de 174 contre l’US Navy et 145 contre des navires commerciaux. Parmi les opérations les plus médiatisées, on notera celle contre le porte-avions Harry Truman et un destroyer étasunien le 11 mars 2025 en représailles au refus d’Israël de l’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza. Le 13 avril 2025, ils revendiquent des tirs de missiles en direction de l’aéroport de Tel-Aviv.
Avec relativement peu de moyens, les Houthis vont démontrer leur capacité de déstabilisation du système global en paralysant l’une des routes maritimes les plus empruntées au monde. Preuve de leur réussite, les États-Unis détournent 75% de leurs navires commerciaux vers le cap de Bonne Espérance afin d’éviter le canal de Suez.
Il faudra attendre l’arrivée au pouvoir de Donald Trump pour que Washington se décide à agir avec fermeté : de la mi-mars à début mai 2025, plus de 200 frappes aériennes vont s’abattre sur les Houthis notamment dans la capitale Sanaa mais également sur le terminal pétrolier de Ras Issa, indispensable à leur approvisionnement en énergie.
Finalement, une trêve a été conclue entre les États-Unis et les Houthis le 7 mai 2025 qui prévoit une non-agression mutuelle. Fait intéressant, cet arrangement n’inclut pas un arrêt des attaques contre Israël et ses intérêts. Les Houthis sortent renforcés de cet épisode. En effet, en termes d’image, la séquence a démontré leur capacité à négocier directement avec le président Trump et à s’imposer comme le dernier mouvement en mesure de continuer à s’opposer à Israël dans la région.


Hodeïda est-elle le point faible des Houthis ?
Tout au long de la campagne de bombardements étasuniens, de nombreux experts ainsi que le Wall Street Journal ont annoncé que le gouvernement yéménite et les milices associées seraient en train de préparer une offensive terrestre pour reprendre aux Houthis le port stratégique d’Hodeïda. L’objectif est clair : priver les Houthis de l’accès à la mer Rouge, point d’entrée de leur ravitaillement en armes et en pétrole, notamment venant de l’allié iranien.
Une première tentative a eu lieu entre juin 2018 et janvier 2019 et s’est soldée par un échec cuisant des forces gouvernementales yéménites, arrêtées aux portes de la ville.
Cependant, si l’on pose l’hypothèse d’une perte du port, peut-on en conclure qu’il s’agirait du début de la fin pour les Houthis ? Plusieurs raisons permettent d’en douter.
Tout d’abord, la trêve conclue avec les États-Unis va leur permettre de recentrer leurs efforts sur le territoire yéménite. La chute d’Hodeïda serait un coup dur mais n’acterait pas la perte de l’accès immédiat à la mer Rouge dans la mesure où 150 km de côtes au nord de la ville seraient toujours sous leur contrôle, notamment le complexe de Ras Issa.
Si les Houthis devaient perdre l’ensemble des plaines côtières de l’Ouest, ils continueraient de contrôler les zones montagneuses (30% du territoire) où se concentrent près des 2/3 de la population du pays (27 millions de personnes). La géographie du Yémen est à mettre en parallèle avec celle de l’Afghanistan : les montagnes agissent comme des remparts naturels rendant les opérations terrestres venant des plaines quasi impossibles et les campagnes de bombardements inefficaces. Depuis 15 ans, les Houthis ont méthodiquement structuré ces zones en altitude, à l’abri des regards indiscrets si bien que les États-Unis estiment qu’il s’agit d’un véritable « trou noir du renseignement ». Autre fait notable, depuis 2022, une importante campagne de recrutement a été menée faisant passer les forces Houthis de 220 à 350 000 soldats.
Les bombardements américains vont cesser mais ceux d’Israël vont sans doute se poursuivre, les derniers ayant touché l’aéroport international de Sanaa. Les chefs Houthis ne sont ni naïfs ni kamikazes : s’ils sentent que leur survie est en jeu, ils n’hésiteront à adopter une posture pragmatique en cessant leurs attaques contre l’État hébreu en attendant une prochaine fenêtre de tir plus favorable.
Enfin, rappelons que les forces anti-Houthis sont très divisées. Depuis la démission du président en exil, Abdrabbo Mansour Hadi, en avril 2022, le Yémen est dirigé officiellement par un « Conseil de direction présidentielle » composé de 4 groupes rivaux :
- Le gouvernement du Yémen sous la présidence de Rachad al-Alimi est soutenu par l’Arabie saoudite et contrôle le Nord et l’Est du pays
- Le Conseil de transition du Sud d’Aïdarous al-Zaoubaïdi, soutenu par les Émirats arabes unis contrôle Aden et une vaste portion du territoire dans le Sud-Ouest
- La Résistance nationale de Tarek Saleh, neveu de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, contrôle une petite poche autour de la ville portuaire de Mocha
- Les forces d’élites Hadhramies, sous la supervision de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis contrôlent une partie de la côte Sud autour de la ville d’Al Mukalla

En dehors des Houthis qui sont leurs ennemis communs, ces groupes ne sont jamais parvenus à s’entendre depuis la chute du président Saleh en 2011. Les plus fortes dissensions opposent le gouvernement du Yémen en faveur de l’unité territoriale du pays (projet saoudien) et le Conseil de transition du Sud en faveur d’une nouvelle partition (projet émirati).
Il apparait par conséquent très peu probable que les Houthis disparaissent de l’équation yéménite, même dans l’hypothèse d’une perte de l’accès à la mer Rouge.
Les Houthis sont-ils pieds et mains liés avec le régime iranien et existe-il une solidarité chiite ?
Le conflit au Yémen est trop souvent analysé selon deux prismes réducteurs bien que commodes : l’affrontement entre l’Arabie Saoudite et l’Iran pour l’hégémonie régionale, et par voie de conséquence une guerre de religion entre les deux branches principales de l’Islam que sont le sunnisme et le chiisme. Cette grille de lecture semble dans le cas du Yémen insuffisante voire désuète.
Il est prouvé que l’Iran fournit des armes à la rébellion Houthis mais les experts sont en accord pour dire que cette aide seule ne peut expliquer la résistance des Houthis face à une coalition surarmée (par l’Occident). Nous ne sommes pas dans le même schéma qu’en Syrie, en Irak et au Liban où l’influence de Téhéran est ou a été forte. D’ailleurs, l’histoire du Yémen démontre que les liens avec la Perse sont quasi inexistants. L’Arabie Saoudite s’est servie de l’argument iranien pour justifier sa guerre auprès de son opinion publique car la propagande anti-Téhéran reste très efficace dans un royaume qui se sent menacé. L’Iran a quant à lui adopté une stratégie opportuniste : le pays se réjouit de voir l’Arabie Saoudite s’enfoncer dans un conflit d’usure qui lui coûte cher financièrement et médiatiquement. En soutenant de loin les Houthis, les Iraniens récoltent les bénéfices de la guerre à peu de frais.
L’autre argument avancé pour tenter d’expliquer la situation yéménite découle de la première : il s’agirait d’un conflit opposant la majorité sunnite à la minorité chiite zaydite (environ 40% de la population). Le zaydisme a été implanté sur les hauts plateaux du Yémen par Al-Hadi Yahya Ibn Al-Husayn en 898. Ce dernier a fondé un régime politico-religieux (l’imamat zaydite) qui a perduré jusqu’en 1962. Cette branche est très éloignée des autres branches du chiisme (ismaéliens et duodécimains) et dispose d’une jurisprudence proche de l’école sunnite hanafite. Il est important de souligner que chiites et sunnites ont vécu ensemble au Yémen pendant des siècles. D’ailleurs, ils partagent souvent les mêmes lieux de culte. Avant la réunification du pays en 1990, le Yémen était coupé en deux. Suite à l’instauration d’un régime marxiste en République démocratique et populaire du Yémen du Sud en 1962, de nombreuses populations sunnites se sont réfugiées au Nord (en République arabe du Yémen). Autre anecdote historique intéressante : l’Arabie Saoudite a soutenu la monarchie mutawakkilite (Yémen du Nord), reposant sur l’imamat chiite zaydite, après le coup d’état républicain de 1962. Les amis d’hier sont devenus les ennemis d’aujourd’hui.
Conclusion
Les événements du 7 octobre 2023 et la chute de Bachar El-Assad en Syrie ont été des déflagrations majeures pour le Moyen-Orient entraînant des reconfigurations sans précédent, notamment pour « l’axe de la résistance ». L’Iran et ses alliés en sortent aujourd’hui très affaiblis. Il demeure néanmoins une exception avec les Houthis du Yémen qui sont parvenus à déstabiliser le commerce maritime mondial pendant plus d’un an et apparaissent aujourd’hui comme le dernier pilier de cet axe en pleine déliquescence.
L’une des forces des Houthis repose justement sur le fait que ce groupe est le moins inféodé à l’Iran et qu’il n’existe pas dans ce cas précis de « fraternité chiite ». Si le régime iranien devait disparaitre ou bien normaliser ses relations diplomatiques dans un futur proche, il serait certes plus compliqué pour les Houthis de projeter leurs attaques à l’extérieur du Yémen (dépendance de la balistique iranienne) mais cela n’acterait pas leur fin. Leur priorité, comme les talibans en Afghanistan, est la lutte nationale. Et sur ce point, ils disposent toujours de très forts atouts : la géographie, un ancrage territorial structuré, un nombre très important de combattants et des ennemis qui ne sont jamais parvenus à afficher une unité autre que de façade.
Le plus grand risque pour les Houthis réside sans doute dans un soulèvement généralisé de la population sous leur contrôle, population usée par 20 ans de guerre et de privations. Mais cette hypothèse semble peu probable, du moins à moyen-terme tant leur propagande et leur contrôle sont puissants dans les zones montagneuses. Cette même population est par ailleurs consciente que la chute des Houthis n’apporterait pas la paix mais très certainement de nouveaux affrontements entre clans rivaux.
En définitive, les Houthis ont assuré leur survie en n’oubliant jamais de poursuivre leur propre agenda et leurs propres intérêts. Que « l’axe de la résistance » perdure ou s’effondre, ils sont suffisamment indépendants et pragmatiques pour continuer à jouer un rôle dans ce Moyen-Orient en mutation.
Christophe Chabert
Article initialement publié dans le volume XVIII des Dialogues Stratégiques du Policy Center for the New South
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