Il est indéniable que l’essor technologique des dernières décennies a totalement transformé notre rapport à l’information. Nous avons assisté à une augmentation exponentielle des volumes proposés couplée à une généralisation de la consommation de contenus divers. Tout cela grâce aux smartphones qui nous permettent non seulement d’être connectés en permanence mais également de devenir des acteurs ou témoins de l’information. Le monde du journalisme s’est adapté pour répondre à la fois à une boulimie incessante pour la nouveauté et à nos nouveaux comportements de zappeurs compulsifs. Comme pour la bourse, les flux sont continus et globalisés si bien que nous nous sommes affranchis des distances et du temps. Tout ou presque peut être vécu en temps réel.
L’une des conséquences de cette révolution numérique réside dans le fait qu’il paraît de plus en plus difficile de cacher ou d’étouffer des faits car les nouvelles postées sur internet se propagent à la vitesse lumière (c’est ce que l’on nomme la viralité). Les violences policières contre la communauté Afro-américaine est une parfaite illustration de ce phénomène. Nous avons donc la possibilité, si nous le désirons et si nous nous donnons la peine de consulter les médias dits « sérieux », d’accéder à une vision moins naïve de notre monde. Pour les relations internationales, ce qui semblait appartenir à la catégorie des scénarios hollywoodiens d’espionnage devient une triste réalité dont nous nous accoutumons : l’enlèvement du directeur d’Interpol lors de son voyage à Hong Kong ou l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi font désormais partie de notre quotidien. Nous ne pouvons plus occulter les pratiques peu orthodoxes des États, des gouvernements, des partis politiques, des entreprises et des individus qui sont jetées aux yeux du monde : corruption, assassinats politiques, mœurs dépravées de personnes moralisatrices, affaires d’État peu reluisantes, flux illégaux, blanchiment, fraudes et mensonges en tout genre. Sans compter les atrocités des conflits dont la toile des responsabilités semble infinie (cas des armes utilisées dans le conflit yéménite).
Nous assistons alors à des mouvements d’indignation, des prises de parole grandiloquentes pour dénoncer, s’insurger, commenter. Tout le monde y va de son petit mot sur les réseaux sociaux. Et puis vient le temps de l’oubli collectif. La marche du monde reprend son cours comme si de rien n’était si bien que le retour d’informations de la même teneur quelques mois plus tard conduit aux mêmes réactions hébétées. Une partie de la population a fait le choix, conscient ou non, de l’ignorance pour privilégier des contenus plus légers, souvent abrutissants mais tellement plus rassurants. Si l’on en croit la maxime chrétienne : « Heureux les pauvres d’esprit, car le royaume des cieux est à eux ! ». Pour les autres, le flux incessant de nouvelles anxiogènes finit par saturer le cerveau qui s’autocensure pour se préserver. L’envie de tranquillité l’emporte naturellement sur le burn-out médiatique programmé.
Mais rassurons-nous, comme dans toutes les situations, un petit groupe d’irréductibles est toujours en place. Il peut s’agir de citoyens lambda pour qui l’oubli est intolérable et bien entendu les journalistes enquêteurs. Chacun de ces deux groupes n’a cependant pas la vie facile. Les premiers font face à une société qui supporte de moins en moins la lucidité. Ils sont vite considérés comme des pessimistes, des oiseaux de mauvais augure, des émetteurs d’énergie négative qui viennent remettre en cause l’harmonie, la beauté du monde et l’optimisme béat. Par peur de se faire ostraciser, aussi bien dans le milieu professionnel que personnel, ils finissent par se résigner à garder les choses pour eux. La connaissance est souvent accompagnée d’une grande solitude.
Les journalistes doivent quant à eux faire face à une contre-attaque planétaire de la part de forces qui ne comptent pas se laisser traîner sous le feu des projecteurs. Les moyens déployés pour semer l’incertitude et décrédibiliser le travail des rédactions sont pléthores. Les fake-news semblent répondre à la stratégie du « plus c’est gros plus ça passe » et sont utilisées sans modération par des États, des organisations, des lobbys et des particuliers. Les partis politiques populistes en ont fait leur spécialité pour brouiller les pistes et se positionner comme les défenseurs de la « vérité vraie ». Certains médias, en quête aveugle d’audimat, n’hésitent plus à faire la part belle aux joyeux théoriciens du complot et autres arrivistes médiatiques qui parviennent à faire réhabiliter les pires idées tout en séduisant un nombre croissant de désenchantés et de revanchards. Il suffit d’ajouter les très nombreux « haters » du dimanche pour constituer une communauté dont la nocivité n’est plus à prouver. En ultime recours, il existe toujours les bonnes vieilles méthodes d’intimidation (il semble aujourd’hui plus aisé de trouver un maître chanteur qu’un plombier) et bien entendu le meurtre ! En 2018, trois journalistes ont été assassinés dans l’Union européenne, tous enquêtaient sur des affaires de corruption au plus haut niveau : Viktoria Marinova, bulgare de 27 ans, Daphné Caruana Galizia, maltaise de 53 ans et Ján Kuciak, slovaque de 27 ans.
Cette puissante contre-attaque n’a d’autre objectif que de montrer aux gens qu’il est inutile de s’attaquer à plus gros de soi. Ou alors qu’il faut en accepter les risques. Elle distille dans nos cerveaux, déjà prompts à l’oubli, des sentiments de peur, de doute, de dégoût et finalement de repli. La machine bien huilée de la contre-vérité sait pertinemment que son plus grand allié réside dans cette peur largement répandue dans les pays « riches » de perdre un confort durement acquis. Nous assistons à un renversement des rôles : ceux qui ne veulent pas voir semblent finalement être bien plus cyniques que ceux dont ils dénoncent le pessimisme. Échec et mat ! La société est plus divisée et clivée que jamais et c’est la méfiance qui s’infiltre dans les moindres recoins de notre cerveau.
Nous avons cru qu’internet et l’ensemble des technologies de l’information, en ouvrant la boite de pandore médiatique, allaient apporter plus de justice et de transparence, en révélant au grand jour les multiples perfidies et petits arrangements entre amis. Après une phase d’euphorie dans les années 2000, le système semble défaillir la décennie suivante. Nous n’avions pas prévu que l’augmentation exponentielle des flux couplée à la férocité de ceux dont on ne doit pas prononcer le nom, allaient conduire à un disjonctage massif et quasi généralisé des cerveaux humains. La première victoire leur est acquise mais ne nous y trompons pas : le refoulement n’est que temporaire. Le cerveau ne pouvant pas s’accommoder éternellement à un tel état de fait, il en ressortira quelque chose de puissant, déjà en germe en chacun de nous.
Christophe Chabert
Rahi
Je suis tombée par hasard sur votre blog. Je partage TOTALEMENT les idées directrices de cet article, et bien sû oui la connaissance s’accompagne d’une grande solitude.
Hutin Hervé
Bravo pour votre article et votre site sur la cartographie. La fréquence des commentaires, si elle illustre peut être la solitude exposée dans l’article, montre en tous cas qu’il faut trouver un autre média pour faire connaître vos idées, car elles le méritent. Bonne continuation