La Turquie que nous connaissons fêtera ses 100 ans en 2023. Née à la suite du traité de Lausanne qui mit un point final à la première guerre mondiale en 1923, elle est l’héritière d’un riche passé. La péninsule anatolienne fit tour à tour partie de l’Empire romain, de l’Empire romain d’orient, de l’Empire byzantin puis de l’Empire Ottoman dont elle constituait le cœur stratégique. Cette partie du monde que l’on appelait autrefois l’Asie Mineure a longtemps été composée d’une diversité ethnique impressionnante malgré les changements de pouvoir. Sous le règne des Ottomans, grecs, arméniens, kurdes, assyriens vivaient ainsi aux côtés d’une majorité turcophone.
La perte d’influence de l’Empire tout au long du XIXe siècle et la première guerre mondiale ont mis un terme à cette mosaïque culturelle qui avait pourtant survécu durant plus de 600 ans. Profitant de la déliquescence impériale des derniers temps et de la peur, souvent justifiée, d’un morcellement de l’Anatolie par les puissances occidentales au détriment des ottomans, le Comité Union et Progrès (parti politique aussi connu sous le nom de « Jeunes Turcs ») se lança corps et âme dans l’entreprise de construction d’un Etat-Nation à l’européenne en faisant la promotion d’une idéologie nationaliste turquiste. La guerre déclenchée en 1914 fut une première occasion d’éteindre dans la violence les mouvements d’émancipation des minorités en Anatolie. Deux-tiers des arméniens de Turquie soit environ 1,2 million tout comme plus de 500000 assyriens du nord de la Mésopotamie vont périr entre 1915 et 1916 des déportations, des massacres et de la famine planifiés par le mouvement « Jeunes Turcs » et souvent soutenu par les forces kurdes. L’humiliation du traité de Sèvres de 1920 imposé par les vainqueurs de la guerre (démembrement de l’Empire Ottoman, occupation occidentale et grecque de l’Anatolie, projet d’Arménie et de Kurdistan indépendant) pousse une grande majorité des turcs à soutenir Mustafa Kemal dans sa guerre de libération nationale qui s’achèvera par la victoire de son armée en 1923 et la création de la Turquie dans ses frontières actuelles. Le traité de Lausanne organisa alors un grand « échange de populations » : 1,5 millions de chrétiens d’Anatolie et de Thrace orientale furent ainsi poussés à l’exil (principalement en Grèce), les grecs du Pont (région du nord-est bordant la Mer Noire) furent massivement expulsés (et massacrés) quand un demi-million de musulmans de Macédoine et d’Epire durent rejoindre la Turquie.
Aujourd’hui, le pays est à 98% musulman mais l’entreprise d’unification ethnique du territoire n’est pas achevée. Certains kurdes, qui représentent 12 à 15 millions des habitants soit 15% à 20% de la population, poursuivent la lutte pour leur autodétermination commencée il y a plus d’un siècle. La guerre entre le parti des travailleurs kurdes (PKK) et le pouvoir d’Ankara a repris en 2015 et le président Erdoğan semble prêt à tout pour ne pas perdre cette bataille décisive qui viendrait contrecarrer son projet de grande Turquie unifiée. Au sud, les conflits syriens et irakiens lui font craindre la création d’un Kurdistan élargi tant les combattants kurdes (Peshmergas) ont acquis une renommée auprès des occidentaux pour leur bravoure contre l’Organisation de l’Etat Islamique (OEI). Erdoğan a préféré faire le choix du « laisser faire » avec les combattants de Daesh et de se concentrer sur le problème kurde jusqu’à ce qu’il ne perde le contrôle de la situation. La connivence avec la Russie de Poutine sur le dossier syrien a eu raison de cette stratégie risquée avec pour conséquence une multiplication des attentats revendiqués par l’OEI sur le sol turc dont celui de la discothèque Reina le soir du nouvel an. L’AKP (parti du président) tente depuis d’empêcher toute remise en question de sa politique internationale et sécuritaire en distillant dans la presse proche du pouvoir des allégations de complot organisé par les occidentaux pour punir la Turquie de son rapprochement avec Moscou (rapprochement ayant laissé les Etats-Unis et l’Europe sur le banc de touche des négociations de paix en Syrie).
Seule la déclassification des archives dans un avenir lointain nous permettra de connaître l’implication des uns et des autres dans les atrocités qui ont lieu de manière de plus en plus récurrente. Quoi que l’Histoire nous apprenne, il demeure indéniable que la construction de l’Etat-Nation turc homogène d’un point de vue religieux et ethnique se paye au prix fort : purges politiques, guerre civile larvée, autoritarisme, isolement diplomatique, manipulation idéologique, alliances improbables sont autant de conséquences de la volonté de restaurer l’honneur d’un peuple dont les dirigeants ne parviennent pas à pardonner certains événements du passé. Le cas de la Turquie n’est pas étonnant : une grande partie des Etats-Nations ont systématiquement combattu la diversité au nom de cette homogénéité qui serait la seule garante de la puissance et de la stabilité. Ce postulat est ancré dans les mentalités et se concilie difficilement avec le respect des droits des minorités qui continueront à prendre les armes pour ne pas voir leur culture, leur langue et leurs traditions disparaitre. Il est donc loin le temps de l’Empire Ottoman qui accueillait les juifs fuyant les persécutions en Europe et parvenait à faire coexister, non sans violence parfois, une grande diversité de peuples. La Turquie moderne se veut turque et sunnite et la fin semble justifier tous les moyens.
Christophe Chabert
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