Introduction

Les semi-conducteurs sont des matériaux à la fois conducteurs et isolants d’électricité, utilisés pour produire des composants tels que des diodes, des transistors ou des circuits intégrés. Ils servent pour le calcul, la mémoire et pour que les objets dialoguent entre eux et avec leur environnement. En résumé, ils sont un maillon indispensable dans la chaîne de valeur de l’électronique mondiale et au cœur des enjeux technologiques contemporains comme la révolution digitale et la transition écologique.

Ce secteur économique crucial demeure aujourd’hui l’un des points faibles du rattrapage technologique de la Chine. L’Empire du milieu réalise en effet 36% de la production électronique mondiale mais seulement 10% de la production de semi-conducteurs et 0% des plus évolués.

Depuis le mandat de Donald Trump, les relations sino-américaines se sont détériorées à tel point que l’on parle d’une nouvelle guerre froide opposant les deux premières puissances économiques mondiales. Les États-Unis, dans une logique de conservation de leur leadership, utilisent toute une gamme de leviers destinés à empêcher la montée en puissance chinoise, notamment les semi-conducteurs qui sont devenus une véritable arme de containment technologique.

1/ Panorama du marché mondial des semi-conducteurs

En 2022, le marché des semi-conducteurs représente plus de 600 milliards de dollars de chiffre d’affaires ce qui en fait le 4e produit le plus vendu au monde. Et selon les experts, ce marché devrait croitre très fortement pour dépasser les 1000 milliards de dollars à l’horizon 2030. A la vue des sommes colossales qui sont en jeu, il n’est pas étonnant que ce secteur se retrouve au cœur de la guerre commerciale qui se joue actuellement sous nos yeux.

La production de semi-conducteurs peut se résumer en deux étapes :

– la conception : il s’agit de designer informatiquement les puces

– la fabrication des produits finis qui est réalisée grâce aux cahiers des charges fournis par les concepteurs dans des fonderies que l’on nomme souvent des « salles blanches »

Sur le volet de la conception, les États-Unis disposent d’une position dominante avec la captation de près de la moitié de la valeur ajoutée. Ils sont suivis par la Corée du Sud, leader asiatique avec 20% du marché, le Japon et l’Europe arrivent ensuite avec chacun 10%. On notera par conséquent que le design reste une prérogative des zones les plus développées.

Côté fabrication, la réalité est toute autre puisque 80% des capacités de production (fonderies) se situent aujourd’hui en Asie. Ceci est le résultat de la mondialisation néo-libérale qui a entrainé depuis une trentaine d’années des délocalisations massives vers des pays où les coûts de production sont moindre tout en ayant une main d’œuvre qualifiée. A eux seuls, Taïwan et la Corée du Sud forment un duopole responsable de près de la moitié de la production des semi-conducteurs. Puis vient le Japon qui demeure un acteur majeur notamment pour la fabrication des puces liées à la mémoire. La Chine est la dernière entrante sur le marché avec environ 10% des capacités, le même niveau que les États-Unis et l’Europe qui se retrouvent logiquement distancés du fait des choix effectués dans le passé (conserver le design et délocaliser la fabrication).

semi-conducteurs

Que ce soit sur la partie conception ou la partie fabrication, le marché des semi-conducteurs peut être qualifié de concentré avec un nombre relativement limité d’acteurs (pays). Si l’on s’intéresse désormais aux entreprises du secteur, il existe deux business modèles qui se partagent chacun 50% du marché :

– le modèle dit « intégré » regroupe les firmes capables de réaliser à la fois la conception et la fabrication. C’est le cas de sociétés américaines comme Texas Instrument et Intel, de sociétés japonaises telles que Renesas et Toshiba, du sud-coréen Samsung et des européens STMicroelectronics (France/Italie), NXP (Pays-Bas) et Infineon (Allemagne).

– le modèle « fabless » dans lequel les entreprises vont se spécialiser soit dans la conception soit dans la fabrication. Côté conception, les États-Unis disposent d’un quasi-monopole avec des sociétés comme Nvidia, Micron, AMD, Qualcomm et Broadcom qui font travailler à la demande des pure players de la fonderie, principalement en Asie. Les entreprises les plus connues sont TSMC et UMC (Taïwan), DB HiTek (Corée du Sud) et la société chinoise SMIC, dernier entrant.

Ces géants des semi-conducteurs ne peuvent cependant pas se passer de nombreuses entreprises qui interviennent à différents moments de la chaîne de valeur. La conception est dépendante de l’achat de logiciels, notamment pour automatiser les tâches de design (EDA : Electronic Design Automation), et de services divers comme la protection de la propriété intellectuelle. Sur ce volet (services de design), les États-Unis sont une nouvelle fois les leaders incontestés. Au niveau de la fabrication, les fonderies doivent se fournir en matériaux (gaz spéciaux, résines photosensibles, wafers = disques fins de matériaux semi-conducteurs comme le silicium) mais aussi en équipements pour la gravure et la photolithographie par exemple. Ce sont aujourd’hui des entreprises européennes, japonaises et américaines qui assurent majoritairement la fourniture de ces matériaux et équipements.

Enfin, le marché se divise en 2, en fonction de la complexité des semi-conducteurs :

– un marché mature qui concentre 90% de la production : semi-conducteurs pour l’automobile, les lignes de production numérisées, l’électroménager, les objets connectés

– un marché haut-de-gamme pour les smartphones, les tablettes, les ordinateurs, les technologies 5G et les armes ultrasophistiquées.

semi-conducteurs

C’est sur ce marché premium que se joue la course à l’innovation qui passe par une miniaturisation de plus en plus poussée des semi-conducteurs (loi de Moore). Les fonderies sont classées en fonction de leur capacité à graver plus ou moins finement et très peu d’entre elles sont aujourd’hui capables de descendre en dessous de 10 nanomètres, nécessaires pour le très haut-de-gamme. L’entreprise taïwanaise TSMC est responsable à elle seule de 50% de la production des semi-conducteurs les plus avancés. Et l’un des objectifs principaux des américains est d’empêcher la Chine d’accéder à ces technologies pour la maintenir plusieurs générations en arrière.

2/ La politique américaine de containment technologique

C’est sous le mandat de Donald Trump que les États-Unis vont initier les hostilités contre Pékin. En effet, Washington se lance dès 2018 dans ce que l’on nomme la guerre commerciale sino-américaine qui va passer essentiellement par une augmentation des droits de douane portant sur près de 300 milliards de dollars de produits chinois. Mais l’administration américaine va aller plus loin en adoptant une politique de licences à l’exportation dont le principe est relativement simple :  le Département du Commerce va placer Huaweï et 70 de ses filiales sur une liste noire. Les entreprises américaines souhaitant vendre à ces firmes doivent en demander l’autorisation qui peut leur être refusée. Il est en de même pour les entreprises étrangères exportant des produits contenants des technologies américaines. C’est le principe de l’extraterritorialité du droit américain.

La pandémie de covid-19 puis la guerre en Ukraine vont temporairement mettre en dormance les actions entreprises par les États-Unis. Il faudra attendre l’été 2022 pour que Joe Biden poursuive et intensifie ce qui avait été mis en marche par son prédécesseur. En juillet 2022, le Congrès américain vote le Chips & Science Act. Il s’agit de débloquer 280 milliards de dollars pour le secteur des semi-conducteurs dont 170 sont destinés à la recherche et développement et 52 en subventions fédérales directes.

Ce plan d’ampleur s’accompagne d’une nouvelle alliance entre les États-Unis, le Japon, Taïwan et la Corée du Sud qui représentent 80% du marché. Baptisée « Chip 4 », son objectif est de reconstruire une partie de la chaîne de valeur des puces sur le territoire américain. Les entreprises asiatiques partenaires pourront bénéficier des subventions fédérales si elles s’engagent à investir dans la construction de nouvelles fonderies aux États-Unis et à ne plus investir en Chine, sur le marché haut-de-gamme.

Par ailleurs, en octobre 2022, Joe Biden a renforcé la politique de licences initiées par Trump en plaçant 28 nouvelles entités chinoises sur les listes du Département du Commerce. Cette fois-ci, ce sont des entreprises travaillant dans l’intelligence artificielle et les futurs supercalculateurs qui ont été visées, notamment Yangtze Technologies, un important partenaire d’Apple.

Dernière mesure, la règlementation américaine stipule que les ressortissants américains ne peuvent désormais plus travailler à des postes clés dans les entreprises chinoises placées sur liste. Il s’agit de mettre un terme au « débauchage » des cerveaux de la Silicon Valley qui devront choisir entre leur carrière et leur passeport. C’est un coup dur pour la Chine qui comptait sur ces « transfuges » pour combler au plus vite son retard technologique.

Jusqu’à présent, le bilan des mesures prises par Washington peut être qualifié de succès. L’entreprise Huaweï a bien été écartée du marché des smartphones haut-de-gamme, ne pouvant plus s’approvisionner en puces de dernières générations. Samsung (Corée du Sud) et TSMC (Taïwan) ont confirmé des investissements massifs pour construire d’immenses fonderies au Texas et en Arizona. La Chine, quant à elle, accuse toujours un retard certain, bloquée par des goulets d’étranglement qu’elle ne parvient pas à surmonter, particulièrement dans l’accès aux logiciels d’automatisation du design (monopole américain) et aux machines les plus sophistiquées de photolithographie (monopole européen) qui permettent de graver en dessous de 10 nanomètres.

 3/ Éléments de réflexion et perspectives

a/ Les limites du containment technologique américain

Le face à face systémique entre la Chine et les États-Unis est un phénomène récent. Nous avons vu que la politique américaine pour contenir l’avancée technologique de Pékin est pour le moment couronnée de succès. Mais si l’on se projette plus loin, dans un horizon de moyen-terme, alors certaines failles du dispositif apparaissent.

Tout d’abord, il est légitime de s’interroger sur la rationalité économique des relocalisations d’usines sur le territoire américain. Les futures fonderies de TSMC et Samsung en Arizona et au Texas vont permettre à Washington d’assurer sa souveraineté technologique. Mais les coûts de production des puces seront bien plus élevés en Amérique qu’en Asie (30% de plus qu’à Taïwan par exemple) ce qui devrait conduire logiquement à un renchérissement des produits pour le consommateur. La sacro-sainte doctrine néo-libérale d’optimisation des coûts s’en trouvera fortement affectée. Certaines voix commencent d’ailleurs à se faire entendre, venant notamment d’hommes d’affaires asiatiques très haut placés qui remettent en cause les investissements colossaux qui ne bénéficieraient en fin de compte qu’aux américains. 

En outre, la politique actuelle des États-Unis va entraîner des dommages collatéraux inéluctables. C’est la conséquence directe de l’extraterritorialité du droit américain. L’entreprise néerlandaise ASML, qui dispose du monopole mondial sur les technologies les plus avancées de gravure (photolithographie) a été l’une des premières touchées par les mesures de containment. Elle ne peut plus exporter vers la Chine ses machines les plus sophistiquées telles que les EUV (technologie extrême ultra-violet). Aujourd’hui, Washington voudrait aller plus loin afin qu’ASML ne puisse plus vendre certains équipements d’ancienne génération au risque de remettre en cause la viabilité économique de l’entreprise qui a besoin du marché chinois. L’histoire nous l’a montré, les sanctions peuvent s’avérer contre-productives si elles ont des conséquences trop néfastes sur les alliés.

Prenons un autre exemple : le géant sud-coréen Samsung est prêt à investir aux États-Unis mais se voit obligé, dans le cadre de l’alliance Chip 4, de désinvestir en Chine. Or, la Corée du Sud exporte plus de 60% de ses semi-conducteurs vers l’Empire du milieu et a investi sur le sol chinois des milliards de dollars, particulièrement pour la production des puces liées à la mémoire. Si Washington décidait de pousser au maximum le containment, la Corée du Sud aurait bien plus à perdre qu’à gagner et pourrait remettre en question sa participation à l’alliance. La question est donc de savoir si les américains parviendront à trouver le juste milieu pour bloquer le rattrapage de la Chine sans se mettre à dos ses principaux alliés.

Enfin, il est important de rappeler que la guerre technologique se joue sur le marché haut-de-gamme qui ne représente que 10% des semi-conducteurs. Sur la marché mature (90% des puces), le monde devra compter sur les capacités de production chinoises afin de répondre à la demande exponentielle. Il serait par conséquent illusoire de penser que la Chine va disparaitre de ce secteur. Sur les 39 fonderies qui ont vu le jour en 2021, un quart ont été construites en Chine. Le Parti Communiste se positionne sur le bas et milieu de gamme en attendant que ses investissements de long-terme dans la R&D donnent des résultats. C’est l’une des forces majeures de l’Empire du milieu : la patience et l’abnégation.

b/ Les semi-conducteurs : volet technologique d’un projet plus large

La présidence Trump a été celle du réveil des États-Unis après 30 années de « mondialisation heureuse et hégémonique ». En peu de temps, la Chine est passée du statut de partenaire économique essentiel à celui d’ennemi systémique si bien que l’on parle aujourd’hui partout dans le monde d’une nouvelle guerre froide qui se profile.

Hier, c’est le Moyen-Orient qui monopolisait l’attention des analystes. Aujourd’hui, tout semble se passer dans la zone Indo-Pacifique dans laquelle Washington déploie une stratégie multiforme. Les semi-conducteurs représentent le volet technologique d’un plan bien plus ambitieux qui a pour objectif de freiner voire d’arrêter les velléités expansionnistes de Pékin. Dans cette logique, l’alliance AUKUS (États-Unis, Royaume-Uni et Australie) et le QUAD (quadrilateral security dialogue réunissant les États-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie) peuvent être considérés comme son volet militaire, de défense.

L’idée est donc de remobiliser les alliés sur différents canaux afin d’être en mesure de faire corps face à un régime chinois de plus en plus sûr de sa supériorité. Les américains ont jusqu’à présent activé les volets militaires, économiques et technologiques. D’autres devraient émerger dans les années à venir afin de disposer d’une stratégie complète et cohérente.

Conclusion

La mondialisation néo-libérale qui a vu le jour dans les années 1980 a fait la part belle au libre-échange, à la Chine, devenue usine du monde, et au secteur privé. Les entreprises occidentales ont massivement délocalisé vers l’Empire du Milieu, sacrifiant une bonne partie de leur tissu productif et de leurs technologies avec l’assentiment plus ou moins actif des États. 

L’exemple des semi-conducteurs est particulièrement intéressant car il montre un retour inattendu des États dans le jeu mondial. Les profits des entreprises privées semblent aujourd’hui compter moins que les enjeux de souveraineté. Et c’est ce que Joe Biden est en train d’expliquer aux GAFAM : le business doit s’adapter aux priorités stratégiques du gouvernement fédéral et non l’inverse.

Il pourrait s’agir, si cela se confirme sur les moyen et long-termes, d’un changement de paradigme majeur, qui pourrait sonner le glas du néo-libéralisme tel que nous le connaissons.

Affaire à suivre !

Christophe Chabert

Source pour les données chiffrées : SIA – Semiconductor Industry Association – (2022)