La chute de l’Empire romain, contrairement à l’idée que l’on s’en fait souvent, n’a pas été brusque et immédiate. Elle a été le résultat d’un long processus qui s’est déroulé sur plusieurs siècles impliquant une multitude de causes qui ont fini par avoir raison de la suprématie de Rome. Le monde dans lequel nous vivons est celui de l’Empire américain et de ses vassaux occidentaux (Union européenne, Canada, Australie, Nouvelle Zélande) qui règnent sans partage depuis la chute de l’Union soviétique en 1991. Les écrits annonçant le déclin des Etats-Unis ne sont pas nouveaux mais la chute à proprement parlé semble lointaine tant la puissance américaine reste inégalée de nos jours. Pourtant la splendeur n’est plus au rendez-vous et l’élection de Donald J. Trump en novembre dernier est un signe de la perte de confiance existentielle d’une partie du peuple américain. Le doute s’installe progressivement dans cette société qui a décidé de remettre son destin entre les mains d’un homme que personne n’attendait. Parviendra-t-il à inverser la tendance et à rendre aux Etats-Unis leurs lettres de noblesse ? Pour cela, il lui sera nécessaire de prendre de la hauteur afin de saisir l’ampleur des phénomènes internes et externes actuellement à l’œuvre et qui pourront, si rien n’est fait, précipiter la recomposition de l’ordre établi.

Le défi premier consistera à redonner confiance aux américains eux-mêmes qui doutent de plus en plus de leur puissance. Malgré les bons résultats économiques du pays (croissance, faible chômage), la population vit dans une précarité croissante. Le creusement des inégalités n’a jamais été aussi fort que sous le règne de Barack Obama si bien que la conviction d’être les meilleurs s’effrite de jour en jour. L’optimisme légendaire envers l’avenir qui caractérise les américains s’estompe pour laisser place à la peur du déclassement. En réponse, les discours de repli identitaire se renforcent et remettent en cause la capacité d’intégration de l’Empire qui est pourtant le meilleur rempart au déclin. Les musulmans sont pointés du doigt alors que l’Amérique et le Moyen-Orient sont séparés par un océan immense, les latinos sont diabolisés et les rhétoriques sur la suprématie blanche normalisées. Les américains sembleraient presque oublier qu’ils sont une nation d’immigrés. La tentation est grande de protéger le territoire des barbares par d’immenses murs qui ne constituent en définitive qu’un aveu de faiblesse.

Au sein de la société, les grandes valeurs de liberté, de mérite, de respect n’ont que peu de poids face au culte de l’argent. Ceux qui n’en ont pas sont considérés comme des losers (perdants) qui ont mérité leur sort. Les nouvelles idoles de la culture populaire exhibent sans vergogne leurs richesses et leur mode de vie ostentatoire acquis sans effort. L’élite intellectuelle, elle, se rend bien compte qu’il ne suffit plus de dire qu’on est américain pour briller dans le monde et que si les universités du pays sont encore en tête de liste des classements, les pays étrangers réussissent dorénavant à former tout aussi bien leurs étudiants qui par ailleurs maîtrisent des langues qui ne sont pas les leurs. Le pire ennemi d’une civilisation ne provient pas de l’extérieur mais bien de l’intérieur. Le déclin s’amorce quand les populations ne croient plus dans leur propre capacité de rayonnement et ne disposent plus de l’énergie nécessaire pour se réinventer.

Sur la scène internationale, les défis de l’Amérique sont tout aussi immenses. Le « gendarme du monde » ne parvient plus à assurer la stabilité nécessaire au maintien de sa puissance. L’opinion publique est usée des nombreuses guerres menées et de leurs retombées négatives tant financièrement que sur l’image même des Etats-Unis. La doctrine de la « guerre préventive » de G.W. Bush et l’invasion de l’Irak en 2003, illégale au regard du droit international, ont eu pour conséquences une perte de légitimité croissante de la Pax Americana. Il s’en est suivi une réticence croissante à intervenir qui a laissé la place libre à d’autres puissances en sommeil comme la Russie ou l’Iran. L’Amérique doute tellement qu’elle n’est plus capable de faire respecter ses « lignes rouges » comme l’interdiction d’utilisation des armes chimiques (cas de la Syrie). Les Etats vassaux, hier fidèles alliés, commencent à reconsidérer leurs alliances : il suffit pour s’en convaincre d’écouter les discours de certains hommes politiques européens souhaitant un rapprochement avec une Russie devenue du jour au lendemain fréquentable. Par ailleurs, l’affaire des écoutes de la NSA et les révélations du lanceur d’alerte Edward Snowden tout comme le traitement qui lui a été réservé ont continué à ternir l’image de la démocratie américaine. La manipulation, les faux-semblants et la perte de cohérence du message délivré par les Etats-Unis au reste du monde ont permis le développement d’un sentiment anti-américain bien au-delà des pays ennemis.

Alors Donald J. Trump sera-t-il contre toute attente un nouveau Marc-Aurèle, empereur sage et téméraire, ou bien un nouveau Commode qui précipita l’Empire vers des temps troubles ? L’Amérique a peu de chances de s’écrouler durant sa présidence sauf cataclysme majeur. Cependant, son avenir est bel et bien en jeu dès à présent et les déclarations du milliardaire depuis sa victoire ne laisse présager rien de bon. En Europe, les mêmes schémas de perte de confiance, de repli et de peur d’autrui gagnent du terrain bien qu’avec un léger temps de retard. L’Occident s’est-il déjà convaincu de sa propre chute ? Les prophéties auto-réalisatrices sont le pire des maux qui puissent toucher une civilisation en temps de crise. Espérons que le pouvoir ne devienne pas l’enjeu de l’intrigue et de la violence car c’est bien ainsi que l’Empire romain succomba.

Christophe Chabert